dimanche 10 août 2008

Bâtir un personnage sur du vent

Ça y est, vous la tenez enfin votre idée forte, vous avez même su y faire correspondre un lamentable embryon d'intrigue qui vous a fait verser quelques larmes d'attendrissement sur votre génie narratif. Cependant, votre personnage principal n'a décidément aucune personnalité, hormis bien sûr ces traits tout particuliers de courage, de sang-froid et d'intelligence. Ne parlons même pas des autres comparses, c'est le désert. L'héroïne ne sait guère qu'être douce et fragile, et pousser des charmants cris de putois en présence du danger, et les méchants n'ont réussi qu'à développer un léger ricanement sardonique qui révèle sans aucun doute leurs bas instincts.

Là encore, avec la sobriété et l'à-propos qu'on lui connaît, Gustave Borjay est prêt à fournir certaines techniques à ceux qui n'auraient pas le loisir ou la volonté (ou, reconnaissons-le, le talent) de les découvrir par eux-mêmes.

Partons de la situation suivante : vous n'avez pas réussi à inventer un personnage nouveau, votre imagination a failli - une fois n'est pas coutume - dans sa mission, les protagonistes de votre roman se révèlent finalement aussi désespérément vides qu'une cannette de bière abandonnée sur une aire d'autoroute.

Dans ce cas, si votre ingéniosité personnelle ne parvient pas à allumer l'étincelle de l'originalité, partez d'un matériau déjà existant. Prenez un personnage de votre connaissance, issu du monde réel le cas échéant, et transformez-le pour lui donner quelque chose de plus.

Prenons l'exemple de l'inspecteur Derrick, ce sémillant sexagénaire teuton qui passe à la télévision à l'heure de la sieste. Cet inspecteur n'a rien d'exceptionnel, n'en déplaise à nos voisins germaniques, si ce n'est toutefois une troublante absence de charisme et un art unique de mener ses enquêtes avec une imperturbable lenteur. Autrement, comme tous les inspecteurs de fiction, il est perspicace, il n'abandonne jamais et aucun mystère ne résiste bien longtemps à l'efficacité de ses enquêtes. Sans oublier son mépris du danger, sans doute due à son corps svelte de sémillant sexagénaire.

Enlevez-lui tout d'abord ses traits les plus caractéristiques, pour ne pas risquer le plagiat et donc le double échec d'un livre qui n'intéresse personne (car c'est déjà le risque initial) et d'un procès qui vous ruinera. Ainsi, l'inspecteur devient un beau gosse charismatique, qui mène ses enquêtes à un rythme effréné. Bien malin qui reconnaîtrait sous ce portrait le célèbre inspecteur Derrick.

Et maintenant, ajoutez-lui d'autres caractéristiques, qui en feront ce personnage hors pair qui fera se pâmer maintes jeunes filles belles et romantiques (qui évidemment du même coup, chercheront à vous connaître, vous, le mystérieux écrivain, le génial créateur). Dans notre étude, l'inspecteur peut par exemple être manchot, ce qui effectivement est rare dans le panthéon des inspecteurs talentueux. Il peut aussi souffrir d'un affreux tic qui, le temps d'un éclair, transforme sa physionomie en celle d'un monstre hideux et grimaçant. Ce tic serait une séquelle d'un accident incroyablement violent qui s'était produit à l'issue d'une stupéfiante course-poursuite avec un truand des plus dangereux.

Comme vous le voyez, les possibilités sont innombrables. Et encore, nous n'avons pas évoqué l'idée de l'inspecteur fervent raëlien, ni celle de l'inspecteur qui cherche à venger la mort de son chinchilla vénitien, décédé dans des circonstances mystérieuses alors qu'il était soigné par un vétérinaire roumain au regard biaiseux dont les tarifs étaient un trop intéressants pour être honnêtes. Bien sûr, on peut choisir plus simple, c'est-à-dire moins spectaculaire, comme dans le cas initial de l'inspecteur Derrick. Car il n'y a pas de sotte option, tout dépend du public visé ou de l'effet escompté. Derrick vise selon toute apparence un public âgé qui déteste la surprise et le changement, il profite ainsi du phénomène du papy-boom couplé à l'essor fulgurant des maisons de retraite. Voilà, maintenant que vous en savez plus, c'est à vous de créer le nouveau Derrick.

Gustave Borjay vous salue.


« Le chinchilla vénitien, à la vue du vétérinaire roumain
sortant son bistouri, comprit qu'il était trop tard. »

5 commentaires:

  1. Merci pour vos articles, toujours aussi intéressants. Je suis tombée sur votre site par hasard il y a une quinzaine de jours, et depuis, je ne manque pas de venir régulièrement consulter les bon tuyaux que vous y consignez. A la prochaine !

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  2. Oui, c'est vrai, si l'on change les caractéristiques de l'inspecteur Derrick en choisissant leur contraire, on obtient un personnage qui tout en se distinguant de l'original ne constitue rien d'autre qu'une varation du thème primitif... et est encore du Derridk. Peut-on dire alors que cette déclinaison du grand policier teuton (tiens, au fait, que faisait-il pendant la dernière guerre ?) est une construction édifiée sur du vent, sauf à imaginer le fin limier germanique atteint de certaines incommodités aérophagiques ? Attention, Gustave Borjay, aux infractions à la propriété intellectuelle -je crois avoir quelque titre à traiter de la question- et peut-être même au fragile équillibre de la balance du commerce extérieur dans les anciennes possessions de l'empire austro-hongrois. Cette réserve étant faite, et sans approuver un certain ton d'ironie qui me semble viser les méthodes d'investigation de la police berlinoise, laquelle n'est pas aussi poussive que votre dernier article le laisse complaisamment entendre, bravo pour cette étude remarquable de la genèse d'un héros de roman d'aventures. Vivement la parution de votre livre ! Un admirateur parisien.

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  3. Ernest Jauffrin12 août 2008 à 02:35

    Cher Monsieur Borjay, les titres de vos articles ne manquent jamais de me surprendre, mais celui-ci dépasse de loin les limites de mon entendement. Bâtir un personnage sur du vent ! Est-ce possible ? Par définition, le vent souffle sans discontinuer et disparaît lorsqu'il cherche à s'établir dans un petit coin de ciel. Or, mes connaissances en architecture, bien que ténues, m'alertent sur la question délicate des fondations, ouvrage indispensable qui se doit être rigide afin d'assurer la stabilité et la pérennité de l'objet à construire ! Par conséquent, j'en conclus que bâtir sur du vent relève véritablement de la gageure. Chapeau bas à vous, Monsieur Borjay, si vous y parvenez. On dit souvent qu' « impossible n'est pas français ». Je dirais dorénavant qu' « impossible n'est pas Borjay » !

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  4. Je tombe par hasard sur votre blog et je le trouve extra ! Cool. C'est chouette de faire l'historique d'un roman qui permet à chacun de composer son livre soi-même et de ne pas avoir à en acheter un. On peut le lire chez soi et passez muscade pour la dépense ! Comment se fait-il que personne n'ait eu cette idée avant vous ? Avec le panier-repas et les restau du cœur c'est l'invention la plus sympa de ces quinze dernières années. Merci, cher (non, économique au contraire...) auteur. Je reste attentive à votre généreuse campagne de bénévolat culturel.

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  5. Je ne sais pas écrire les grandes lignes d'un shéma narratique quelconque. Je n'veux pas savoir de toute façon.

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